"C’est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche souvent d’apprendre." Claude Bernard

Depuis mon jeune âge, j’ai toujours été fasciné par les instruments à travers lesquels on fait la science.

Dans ma chambre d'adolescent, j’avais la chance de posséder quelques tomes d’une ancienne encyclopédie illustrée, - vous savez ces livres au papier jauni - où l’on voyait les dessins minutieux des microscopes, des télescopes, des outils de chirurgie et d’autres instruments.

Je me souviens d’avoir longuement observé les représentations de Galilée penché sur son télescope, ou de Pascal esquissant les rouages de sa machine à calculer.

Mais plus encore que les découvertes elles-mêmes, ce qui me captivait, c’étaient les outils : comment avaient-ils été fabriqués

Comment Faraday construisait-il les instruments de ses expériences, Tesla concevait-il ses bobines, ou Spinoza taillait-il les lentilles qu’il vendait pour vivre ? 

Aujourd’hui encore, au MIT, les étudiants ont accès à des ateliers où ils peuvent forger eux-mêmes leurs instruments, les tester, les perfectionner

Et je me suis souvent dit : j’aurais aimé avoir cette chance-là

Car au fond, l’acte de forger, de donner forme à une idée par la main et la matière, est le geste même de l’apprentissage

Il incarne l’adage ancien : “C’est en forgeant que l’on devient forgeron.” 

Mais derrière cette maxime populaire se cache des questions essentielles

1- Qu’est-ce qui fait l’expertise ? 

2- Comment devient-on un bon chirurgien, un bon architecte, un bon ingénieur, un bon comptable ? 

3- Et que signifie “devenir expert” dans un monde où les technologies, les méthodes et les savoirs se renouvellent sans cesse ? 

L’expérience ou la matière première du savoir 

Le mot expérience vient du latin experientia, lui-même dérivé de experiri, “éprouver, mettre à l’épreuve”. 

L’expérience est d’abord une rencontre avec la réalité : elle naît du contact répété entre la pensée, le geste et le résultat

Mais pour les sciences cognitives comme pour la philosophie, elle n’est pas un simple cumul d’essais : elle est transformation

Le psychologue Paul Fitts et son collègue Michael Posner (1967) ont proposé un modèle encore utilisé pour étudier la maîtrise des habiletés motrices et cognitives

1- Le stade cognitif : on apprend les règles et les étapes : le moment du manuel, du tâtonnement, de la concentration. 

2- Le stade associatif : on affine, les gestes deviennent plus sûrs, plus rapides, plus économes. 

3- Le stade autonome : la compétence devient fluide, elle “pense” par le corps. 

Ainsi, un chirurgien débutant doit réfléchir à chaque mouvement

Mais après des centaines d’opérations, le geste devient naturel : l’expérience a sculpté l’intuition

Cependant, comme le montrent Chris Argyris et Donald Schön (1978), il ne suffit pas d’accumuler de l’expérience : encore faut-il réfléchir sur son expérience. 

C’est la différence entre : 

1- l’apprentissage simple : améliorer ce que l’on fait déjà ; 

2- le double apprentissage : remettre en question les cadres de pensée qui guident l’action. 

L’expert véritable ne répète pas : il observe, corrige, reconfigure. 

De la courbe d’expérience à la connaissance stratégique 

Dans les années 1960, le Boston Consulting Group (BCG) popularise la notion de courbe d’expérience, selon laquelle chaque doublement du volume de production fait diminuer le coût unitaire de 20 à 30 %, grâce à l’apprentissage collectif, la standardisation et l’amélioration des procédés

Mais cette logique, adaptée à un monde stable, trouve ses limites dans un environnement incertain. 

La Resource-Based View (RBV), proposée par Jay Barney (1991), renouvelle la perspective : L’avantage durable d’une organisation ne vient pas de ce qu’elle fait, mais de ce qu’elle est

Ses ressources doivent être rares, inimitables, et difficilement substituables : savoir-faire, culture, routines, capital humain

Or, lorsque l’environnement change plus vite que les ressources ne s’adaptent, c’est la théorie des capabilités dynamiques (Teece, Pisano & Shuen 1997) qui prend le relais

Elle désigne la capacité à intégrer, construire et reconfigurer ses compétences internes et externes pour s’adapter au changement

Ainsi

1- Dans un monde stable, l’expérience crée la performance. 

2- Dans un monde instable, la capacité d’évoluer à partir de l’expérience crée la survie

Le chirurgien et l’origami : la précision comme philosophie

A mon sens, le chirurgien incarne cette alliance entre savoir, geste et adaptation

Pour maîtriser un mouvement chirurgical, il faut des années de pratique

Certains s’exercent à plier du papier d’origami pour perfectionner la précision de leurs doigts, la coordination œil-main et la gestion du souffle

Ce geste, humble en apparence, devient un acte métaphorique de formation. Chaque pli raté est une erreur bénigne mais précieuse

Chaque pli réussi, le signe d’une attention affinée

Ce type d’entraînement illustre la pratique délibérée décrite par K. Anders Ericsson, orientée non vers la répétition mais vers l’amélioration consciente, soutenue par la réflexion et le feedback

Et derrière ce geste se cache une philosophie : le Shoshin, ou l’esprit du débutant

Dans la tradition Zen, Shoshin signifie “l’esprit du commencement”. 

Le moine Shunryu Suzuki écrivait dans Zen Mind, Beginner’s Mind (1970) : “Dans l’esprit du débutant, il y a de nombreuses possibilités ; dans celui de l’expert, il y en a peu.” 

Le Shoshin est le contrepoids spirituel de la maîtrise technique : il rappelle à l’expert que chaque situation est nouvelle

C’est le regard frais du chirurgien avant chaque opération, du chercheur avant chaque expérience, de l’ingénieur avant chaque conception

Ainsi, le Shoshin ne s’oppose pas à l’expertise : il la féconde

Il empêche la routine de devenir arrogance, et l’expérience de se figer en dogme

Kanō Jigorō : la sagesse de la ceinture blanche 

Kanō Jigorō, fondateur du judo moderne, demanda à être enterré avec sa ceinture blanche: symbole de l’élève éternel. 

Même au sommet de la maîtrise, je veux être rappelé comme un élève.” 

Pour Kanō, le blanc n’était pas absence de savoir, mais pureté d’esprit

Être un maître, disait-il, ce n’est pas avoir fini d’apprendre, c’est avoir compris que l’apprentissage est infini

Sa ceinture blanche devient ainsi le symbole universel de la capacité dynamique intérieure : la faculté à se renouveler, à se dépouiller du savoir accumulé pour accueillir le nouveau

Dialectique : entre stabilité et transformation

La dynamique de l’expertise s’inscrit dans une tension féconde entre stabilité et transformation

D’un côté, la stabilité renvoie à la maîtrise acquise, aux routines efficaces et aux schémas cognitifs ancrés qui permettent la performance et la fiabilité: ce que la courbe d’expérience met en évidence : plus l’individu répète une tâche, plus son efficacité croît grâce à l’automatisation et à la réduction des erreurs

D’un autre côté, la transformation naît de la nécessité d’adaptation et de renouvellement face à des environnements en mutation, où les routines peuvent devenir des carcans

C’est ici que le Shoshin, l’esprit du débutant, joue un rôle central : il invite à préserver l’ouverture, la curiosité et l’humilité qui permettent d’accueillir le changement et d’apprendre encore, même à un stade d’expertise avancé.

Dans cette dialectique, la théorie des capacités dynamiques (Teece, Pisano & Shuen, 1997) agit comme médiation : elle propose que la véritable compétence d’une organisation — ou d’un individu: réside dans sa capacité à intégrer, construire et reconfigurer ses savoirs et ressources pour s’adapter à un environnement changeant. 

Ainsi, l’expert véritable n’est pas celui qui s’enferme dans la stabilité de sa maîtrise, mais celui qui, comme le maître de judo Kanō Jigorō souhaitant être enterré avec sa ceinture blanche, demeure éternellement apprenant.

Cette tension entre stabilité et transformation est le moteur même du progrès : l’expérience donne la structure, le Shoshin donne le souffle, et les capacités dynamiques assurent le passage constant entre l’un et l’autre.

Pour Conclure : 

Forger, c’est en essence apprendre à se connaître.

Forger c’est plus que fabriquer : c’est se transformer soi-même dans l’acte de produire

Chaque geste répété devient un fragment de connaissance ; chaque erreur, une forme d’intelligence ; chaque apprentissage, un miroir de soi. 

Peut-être que le secret de la maîtrise, dans la science comme dans l’art ou le management, se trouve là : dans la capacité à rester élève, même quand on devient maître.

Comme le disait Kanō Jigorō : “La perfection n’est pas un état, mais un mouvement.” 

Et comme le murmure le Zen : “Le vrai savoir commence quand on sait que l’on ne sait pas.”  Remerciment: Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Haj Abou Ali et M. Wadi3, dont les échanges éclairés et inspirants ont grandement contribué à la réflexion et à l’écriture de ce blog.

Références bibliographiques 

1- Argyris, C. & Schön, D. (1978). Organizational Learning: A Theory of Action Perspective. Addison-Wesley. 

2- Barney, J. (1991). Firm Resources and Sustained Competitive Advantage. Journal of Management, 17(1), 99–120. 

3- Boston Consulting Group (1968). Perspectives on Experience. Ericsson, K. A. & 

4- Smith, J. (1991). Toward a General Theory of Expertise. Cambridge University Press. 

5- Fitts, P. M. & Posner, M. I. (1967). Human Performance. Brooks/Cole.  

6- Kanō, J. (1932). Mind over Muscle: Writings from the Founder of Judo. Kodansha International. Suzuki, S. (1970). 

7- Zen Mind, Beginner’s Mind. Weatherhill. 

8- Teece, D. J., Pisano, G., & Shuen, A. (1997). Dynamic Capabilities and Strategic Management. Strategic Management Journal, 18(7), 509–533.

9- https://fr.freepik.com/photos-vecteurs-libre/forgeron/2#uuid=b364d3a4-61e1-4843-88b5-3db8ae671371

10- https://www.globe-antique.com/wp-content/uploads/2015/01/antique-scientific-instruments-Le-Saint-Georges.jpg

11- https://fr.wikipedia.org/wiki/Shoshin

12- https://fr.wikipedia.org/wiki/Jigor%C5%8D_Kan%C5%8D

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